Il arrive parfois qu’une demande surgisse, sans détour, sans masque, avec une intensité qui suspend le temps.
« Je viens vous voir pour pouvoir m’aimer. »
Pas pour aller mieux. Pas pour comprendre. Pas pour changer.
Juste… pour pouvoir s’aimer.

Dans cette formulation brute, il y a déjà tout : une lucidité sans défense, une douleur sans détour, une quête sans décor. Une parole qui ne cherche pas à convaincre, mais à exister.
Entendue au détour d’une conversation entre thérapeutes, cette phrase m’a arrêtée. Elle m’a touchée. Elle m’a fait penser à tous ces moments – en séance ou dans la vie – où le lien à soi semble s’être effacé, distendu, oublié.
Non pas par caprice, mais par histoire. Par loyauté. Par protection. Par manque.

Alors j’ai eu envie d’écrire. Non pas pour répondre, ni pour expliquer. Mais pour ouvrir un espace.
Un espace de réflexion, de nuance, de sensibilité.
Un espace pour celles et ceux qui, parfois, ne s’aiment pas.
Pas parce qu’ils refusent l’amour, mais parce qu’ils n’ont jamais appris à le tourner vers eux.
Parce que s’aimer, pour certains, n’a jamais été une évidence.

Dans les lignes qui suivent, il ne sera pas question de recettes, ni d’injonctions.
Je ne chercherai pas à définir l’amour de soi comme un objectif à atteindre.
Je parlerai de ce que cela signifie, cliniquement et humainement, de ne pas s’aimer.
De ce que cela raconte. De ce que cela protège. De ce que cela entrave.
Et peut-être, en filigrane, de ce que cela rend possible.

 

Le non-amour de soi : une clinique silencieuse

Il ne fait pas de bruit. Il ne s’annonce pas avec fracas. Il s’installe doucement, parfois dès l’enfance, parfois plus tard, comme une brume qui enveloppe le regard porté sur soi. Ce n’est pas une haine, ni une colère. C’est plus subtil, plus insidieux. C’est une absence. Une absence de tendresse envers soi-même, une difficulté à se reconnaître comme digne, comme valable, comme existant pleinement.

Dans la clinique, il se glisse dans les silences, dans les phrases qui s’excusent d’être dites, dans les corps qui se tiennent en retrait. Il se manifeste dans les récits où la personne se met toujours en second plan, dans les choix qui évitent l’exposition, dans les élans avortés avant même d’avoir été formulés. Il ne dit pas « je me déteste », mais il dit tout bas « je ne sais pas comment faire », « je ne suis pas sûr d’avoir le droit », « je ne suis pas assez ».

Ce non-amour de soi peut se cacher derrière une honte diffuse, une tendance à se dévaloriser, une difficulté à recevoir la tendresse, comme si elle ne nous était pas destinée. Il peut aussi se déguiser en perfectionnisme, en suradaptation, en besoin de contrôle. Il peut même se faire passer pour de la force, de la maîtrise, de l’indépendance. Mais derrière ces masques, il y a souvent une immense fragilité. Une peur d’être vu, une peur d’être jugé, une peur d’être abandonné.

Et pourtant, dans ces personnes qui ne s’aiment pas, il y a souvent une capacité immense à aimer. À aimer l’autre, à le soutenir, à le comprendre. Mais jamais à se tourner vers soi avec la même douceur. Comme si l’amour de soi était un territoire interdit, une langue étrangère, une permission jamais donnée.

Ce non-amour n’est pas une fatalité. Il est souvent le fruit d’une histoire. Une histoire d’attachement blessé, de regards absents, de messages plus ou moins implicites transmis sans malveillance mais avec des effets durables. Des phrases, des injonctions, des regards et des silences qui s’inscrivent dans le corps, dans la psyché, dans les choix de vie et qui deviennent des fondations invisibles, mais puissantes.

 

Quand l’amour de soi ne s’est pas construit

Il existe des enfances où l’amour de soi n’a pas pu se déposer. Non pas parce qu’il aurait été refusé consciemment, mais parce que les conditions de son émergence n’étaient pas réunies. Dans ces contextes, l’enfant n’a pas reçu les permissions fondamentales : celle d’exister sans condition, celle d’être accueilli dans sa singularité, celle d’être aimé sans performance.

Lorsque les premiers liens sont instables, imprévisibles ou absents, ils laissent des empreintes profondes. L’enfant apprend à se conformer, à se taire, à se méfier. Il développe des stratégies de survie relationnelle : il devient sage, utile, effacé, drôle, performant. Mais jamais simplement lui-même.
Ce que la théorie de l’attachement met en lumière – et que certains lecteurs auront peut-être exploré dans mon article « Comprendre l’attachement de Bowlby à Cyrulnik » – c’est que ces ajustements précoces ne sont pas des caprices, mais des réponses adaptatives à un environnement qui ne sécurise pas.

Dans ces enfances-là, l’amour de soi ne trouve pas de sol. Il ne peut pas s’enraciner. Il reste en suspens, comme une promesse jamais tenue. L’enfant ne se dit pas « je ne m’aime pas », mais il intègre, souvent sans le savoir, des messages implicites : « Tu dois mériter ta place », « Tu dois être utile », « Tu es trop », « Tu n’es pas assez ».

Et plus tard, à l’âge adulte, ces fondations continuent d’agir. Elles se rejouent dans les relations, dans les décisions, dans les renoncements. Elles s’expriment dans les mauvais choix, les attachements douloureux, les sabotages répétés. Elles se glissent dans les moments de honte, dans les regrets, dans les fautes qu’on rumine sans parvenir à les relier à une origine.
Ce n’est pas que la personne ne veut pas s’aimer. C’est qu’elle ne sait pas comment. Parce qu’elle n’a pas appris. Parce qu’elle n’a pas reçu les repères nécessaires. Parce que l’amour de soi, pour elle, n’a jamais été une évidence.

Il ne s’agit pas ici de chercher un coupable, ni de s’enfermer dans une lecture déterministe. Il s’agit de comprendre. De relire autrement. De reconnaître que certaines trajectoires rendent l’amour de soi plus difficile à construire, plus fragile, plus conflictuel.
Et c’est dans l’espace thérapeutique que cette relecture peut commencer.
Un espace où les loyautés invisibles peuvent être nommées, où les pactes silencieux peuvent être questionnés, où les blessures peuvent être accueillies sans jugement.
Un espace où l’on peut, peu à peu, se rencontrer. Non pas comme un être à réparer, mais comme un être à accueillir.

 

Le rôle du thérapeute: tenir le miroir sans le briser

Face à une personne qui ne s’aime pas, le thérapeute ne propose pas un protocole. Il ne cherche pas à convaincre, ni à réparer. Il accueille. Il écoute. Il soutient une parole qui parfois hésite, qui parfois se tait, qui parfois ne sait même pas par où commencer.

Il ne s’agit pas de prescrire l’amour de soi comme une injonction. Il s’agit de créer les conditions pour que quelque chose puisse émerger. Une reconnaissance. Une autorisation. Une rencontre.
Et cela demande une posture particulière : une présence stable, une attention fine, une capacité à entendre ce qui ne se dit pas encore.

Le thérapeute devient alors un témoin actif. Il tient le miroir, mais sans le forcer. Il reflète, sans imposer. Il offre un regard qui ne juge pas, une écoute qui ne précipite pas, une disponibilité qui ne cherche pas à remplir.
Et parfois, c’est la première fois que cette personne se sent vue autrement. Non pas à travers ses manques, ses erreurs, ses adaptations, mais dans sa dignité nue.
Ce regard-là peut être déstabilisant. Il peut faire peur. Il peut être refusé.
Mais il ouvre une brèche. Une possibilité. Une autre manière d’être en lien.

Il faut de la patience. Il faut de la délicatesse. Il faut savoir entendre les défenses sans les brusquer, les loyautés sans les trahir, les blessures sans les réduire. Il faut pouvoir accueillir les contradictions, les ambivalences, les résistances.
Parce que ne pas s’aimer, parfois, protège.
Protège d’un effondrement, d’une culpabilité, d’une douleur trop ancienne.
Et le thérapeute doit pouvoir respecter cette protection, sans la figer.

Il accompagne alors un mouvement lent, parfois imperceptible.
Un mouvement qui ne cherche pas à « aller mieux », mais à se rapprocher de soi.
Il soutient l’émergence d’une parole plus juste, d’une image plus nuancée, d’une présence à soi plus incarnée.

Ce travail ne se mesure pas en progrès visibles. Il se ressent dans les micro-décalages : une phrase dite autrement, un silence habité, une émotion accueillie sans honte.
Il ne s’agit pas de transmettre l’amour de soi comme un savoir. Il s’agit de rendre possible ce qui, jusque-là, semblait interdit.
Et parfois, dans cet espace, quelque chose se délie.
Une phrase qui n’avait jamais été dite.
Une émotion qui n’avait jamais été accueillie.
Une image de soi qui commence à se transformer.

Ce n’est pas spectaculaire. Ce n’est pas immédiat.
Mais c’est profond.
Et c’est souvent là, dans cette lenteur respectueuse, que le mouvement vers soi peut enfin commencer.

 

Et quand on commence à s’aimer … juste un peu

Ce n’est pas un bouleversement soudain, ni une révélation spectaculaire. C’est souvent discret, presque timide. Un geste qui change, une parole qui se nuance, une décision prise sans se trahir. Quelque chose se réorganise, lentement, sans bruit, mais profondément.
Ce n’est pas une révolution intérieure, mais une inflexion. Un déplacement subtil du regard. Une manière nouvelle de se tenir face à soi.

Quand une personne commence à s’aimer, même un peu, elle ne devient pas invincible. Elle continue de douter, de trébucher, de se heurter à ses propres limites. Elle ne se libère pas d’un coup de toutes ses blessures. Mais elle commence à se choisir. À se considérer. À se respecter.
Elle commence à se parler autrement, à se regarder sans se juger, à se sentir légitime sans avoir à prouver.
Elle commence à se reconnaître comme sujet de soin, non pas parce qu’elle aurait changé, mais parce qu’elle s’autorise enfin à exister autrement.

Ce mouvement vers soi ne gomme pas les failles, ne fait pas disparaître les cicatrices, ne transforme pas la vie en un conte apaisé. Mais il rend les blessures habitables. Il les rend traversables. Il permet de ne plus les confondre avec une identité figée.
Il ne promet pas la paix, mais il offre un lieu où l’on peut se poser, même brièvement, sans se fuir.

Et surtout, il ouvre une autre manière d’être en lien.
Avec soi, d’abord – dans une forme de présence plus juste, plus douce, moins conditionnée.
Avec les autres ensuite – car ce que l’on commence à se donner, on cesse de le mendier.
Avec le monde enfin – car s’aimer, même un peu, c’est retrouver une place, une voix, une verticalité.

S’aimer, même un peu, ce n’est pas céder à une injonction de bien-être. Ce n’est pas se regarder avec complaisance.
C’est commencer à se reconnaître comme digne. Digne d’attention, de soin, de présence.
C’est ne plus attendre que l’autre confirme notre valeur.
C’est ne plus confondre amour et validation.
C’est ne plus se fuir.

Et dans ce mouvement, il y a quelque chose de profondément vivant.
Quelque chose qui ne relève ni du narcissisme, ni de l’égoïsme, mais d’un lien retrouvé.
D’un accord intérieur.
D’une forme de stabilité intérieure, fragile mais réelle, où l’on cesse de se fuir pour commencer à se rencontrer.

Et peut-être que tout commence là. Non pas dans une certitude, ni dans une solution. Mais dans une parole qui ose se dire. Une parole qui ne demande pas à être corrigée, mais à être entendue. Une parole qui, dans sa nudité, contient déjà le mouvement. « Je viens pour pouvoir m’aimer. » Et c’est peut-être dans cette demande, fragile et entière, que quelque-chose peut enfin commencer.

 

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